Mémoire, Mathura (5/5)

02 mai 2015

Retournons-nous à présent, nous descendrons plus tard les degrés du ghat, entre les kiosques roses, jusqu’à la rivière, jusqu’aux barques décorées de fanions multicolores où sommeille le batelier, nous le ferons plus tard, demain matin peut-être. Nous allons entrer dans l’hôtel. Le rickshaw-walla vient de nous déposer, nous avons nos sacs à nos pieds et nous allons entrer dans ce petit hôtel dont nous avons repéré l’adresse dans le Lonely Planet, qui nous l’a décrit ainsi: « The Hotel Agra is highly recommended and in a pleasant location overlooking the river on Bengali Ghat. There are single with common bath for Rs 75, doubles with attached bath from Rs 200, and a few air-con rooms. It’s a clean place run by a friendly family. » Tout ce que je pouvais espérer. La façade n’est pas particulièrement engageante mais pas non plus repoussante, une architecture vaguement moderne, de béton, grise, avec « AGRA HOTEL » écrit en lettres rouges, en relief, au-dessus de la porte d’entrée, sur une sorte de linteau, un rectangle en saillie au-dessus de l’entrée. Derrière il y a un comptoir, la réception, un comptoir mais pas une banque, ça fait quelque chose comme un écran, une ouverture rectangulaire dans une cloison qui fait face à la porte d’entrée.Cette fois-là, je fus accueilli par un homme middle-aged, « rogue mais… » dis-je (mais autant renvoyer ici aux notes de voyage). Et deux couloirs, à droite et à gauche de la réception. Qui donnent sur deux cours, deux cours intérieures. Celle de gauche, lumineuse, est la plus petite, au fond y ouvre une pièce où habite la famille des gérants de l’hôtel et une petite salle à manger. Mais on me dirige vers la cour de droite. J’ai demandé une chambre simple, single with common bath (sans salle de bain personnelle, donc). Pas d’air-con, de toutes façons nous sommes au début du printemps (encore en hiver techniquement: je me souviens que lorsque je suis arrivé à Delhi, tout au début du voyage, les chambres de l’hôtel Classic étaient froides, j’ai demandé un appareil de chauffage et on m’a amené un petit convecteur électrique au fil sans prise mâle et le garçon qui l’a amené a tortillé chacun des brins de l’alimentation électrique pour les faire entrer dans les trous de la prise de courant, et lorsque nous sommes revenus, quinze jours après, retour du Rajasthan, il faisait déjà chaud, l’idée d’allumer un convecteur était loin… mais je m’égare) et il ne fait pas chaud la nuit, pas froid, mais pas chaud non plus. Ma chambre, la chambre où l’on me conduit, donne sur la seconde cour, celle qui est à droite de la réception. Une cour plus grande et plus sombre. À partir de là je suis l’image que j’ai dans la tête et dont rien ne me garantit l’exactitude, ou plus exactement dont je ne sais pas mesurer la distance qu’elle a avec la réalité. Surtout qui ne correspond pas, que je ne réussis pas à faire correspondre avec ce qui en est dit dans mes notes de voyage. Je vois une cour assez grande et sombre, pas très sombre mais pas lumineuse comme la cour de gauche. C’est que la première est à ciel ouvert tandis que l’ouverture de celle-ci est couverte par quelque chose, une verrière peut-être mais je penserais plutôt à une grillage (une verrière, me dis-je, serait insupportable pendant les mois chauds) qui la protège des oiseaux et des singes. Ma chambre est à l’étage, elle donne sur une sorte de loggia, de loge (vérifier le sens de ces mots: c’est que toute ma description, mon image tourne autour de ça, c’est cela qui m’en fait le charme) qui domine la cour. Ma chambre ne donne pas directement sur celle-ci, la cour, c’est-à-dire sur le balcon qui l’entoure, comme il est d’habitude, elle donne sur cette loggia ouverte, elle, sur le balcon. Ici mon souvenir doit s’éloigner encore un peu plus de la réalité parce que ce que je vois, c’est que ma chambre est à gauche de la loggia et qu’il y en a une autre en face. Si j’essaie de comprendre mes notes, je trouve plutôt que ma chambre ouvrait sur le fond de la loggia. Mais bon, l’image que j’ai en tête est assez cohérente et je vais m’y tenir pour l’instant. Ma chambre donc est à gauche. C’est une chambre très simple, un lit, une chaise et deux petites tables. Et une fenêtre, une fenêtre grillagée qui donne sur l’arrière de l’hôtel, une sorte de terrain vague entouré de hauts murs et à l’arrière-plan la rue, la rue qui longe le mur d’enceinte et par où je suis arrivé tout à l’heure. On verra que ce terrain vague, mélange de terrain vague et de demi-bâtiments, demi construits ou demi écroulés (c’est l’Inde, ça) est habité par les singes, les macaques.

Mémoire, Mathura (4/5)

1er mai 2015

J’ai beaucoup élaboré sur cette impression « petite ville », j’ai fait des comparaisons, mais en réalité le facteur le plus fort pour me donner cette impression était plus simple, plus immédiat. D’où je suis (d’où je m’imagine, d’où la mémoire me place), il n’y a rien pour me suggérer qu’une ville de quatre cent mille habitants s’étale tout autour, rien ne vient me signaler l’existence d’une ville moderne et étendue, autour de la vieille ville, sinon le souvenir du trajet accompli en rickshaw depuis la gare. La rive d’en face, de l’autre côté de la rivière, est vide de constructions, peut-être quelques huttes de pêcheurs et encore de ça, qui ferait assez bien dans le tableau, je n’en suis pas sûr. À ma droite, lorsque je regarde vers la rivière, il y a presque tout de suite le mur d’enceinte de la ville, le bout du mur d’enceinte qui arrive à la rivière. Sur les photos que j’ai scannées l’autre jour, des ghats, je n’ai pas, malheureusement, le début, Bengali ghat et l’hôtel Agra, mais j’ai tout de même une image. Le mur qui avance jusqu’à la rivière, des feuillages d’arbres qui dépassent au-dessus du mur et une porte, pas très grande, renforcée de gros clous à têtes carrées, fermée. Je me souviens que le rickshaw a longé le mur, l’arrivée sur le ghat. Donc au-delà de ce mur et de cette porte, il y a des arbres, et rien d’autre apparemment, je veux dire pas d’autres rues, d’autres immeubles, d’autres quartiers. Et de là, de ce morceau de la rive que je ne vois pas, part un pont de chemin de fer. Un beau pont avec des substructures en acier, traverse la rivière et la voie ferrée continue tout droit dans la campagne sur l’autre rive. Et l’allure que ça a, c’est: ça part de la campagne et ça rejoint la campagne.

Donc l’hôtel Agra est au bord de la rivière, donne sur la rivière sacrée, à l’extrémité de la vieille ville, à deux pas du mur d’enceinte, à l’extrémité sud de la vieille ville. Il regarde la rivière par-dessus le dernier ghat, Bengali ghat, là plusieurs barques, décorées de petits fanions, attendent le visiteur, le touriste ou le pèlerin. La barque est assez grande pour accueillir une petite famille. Le dernier degré du ghat fait un petit embarcadère, contre lequel sont amarrés quatre ou cinq barques, de chaque côté des premiers degrés un kiosque peint en rose défraîchi, deux kiosques donc, identiques et symétriques, qui dominent la rivière.

Demain si D. veut, nous pénétrerons enfin dans l’hôtel.

Mémoire, Mathura (3/5)

28 avril 2015

L’image m’est un peu plus claire ce matin, l’image que j’avais en tête, la comparaison. Il ne viendrait à l’idée de personne que la vieille ville de Nice soit sa réalité essentielle, que Nice, ce soit essentiellement sa vieille ville, que le reste soit du supplément, de la matière urbaine supplémentaire. La vieille ville, ici, à Nice, la vieille ville est un quartier de Nice, le plus pittoresque sans doute mais l’essentiel de la ville est ailleurs, son centre: si je dis « le centre de Nice » personne ne pensera à la vieille ville, on pensera plutôt à l’avenue, peut-être la place Masséna – ou pour certains la place Garibaldinote. La vieille ville est un quartier, et une curiosité, une Sehenswürdichkeit, un landmark. Pour certains, pour les niçois, sans doute son cœur, son cœur mais pas son centre, quelque chose qui a valeur d’archive, qui a perdu sa valeur urbaine actuelle et qui a pris valeur d’archive, de mémoire. Et bien voilà, pour Mathura ce n’est pas comme ça, ou du moins ce n’est pas comme ça que ça m’apparaît, moi qui suis, par la mémoire et l’imagination, debout devant le seuil de l’hôtel Agra, face au ghat et à la rivière sacrée. La vieille ville de Mathura n’est pas archive, elle reste l’essentiel de la ville. Et d’ailleurs ce qui continue de définir Mathura, c’est d’être un lieu de pèlerinage, d’être le lieu de naissance de Krishna, de sire Krishna, la capitale du Braj, le pays des jeux de Krishna, et sur les ghats, sur le ghat central, Vishram ghat, c’est Krishna que les voyageurs, c’est-à-dire pour la plupart les pèlerins, viennent porter hommage au dieu (mais qu’en est-il des habitants de Mathura, viennent-ils toujours dans la vieille ville faire leurs achats, régler leurs affaires, rencontrer des amis qui ne soient pas du voisinage –  comme viendraient des habitants de Las Planas prendre un café ou boire un verre, dans un café de l’avenue, en face de Nice-Etoile et au milieu des touristes? Et d’ailleurs le centre de pèlerinage le plus actif, le plus populeux n’est-il pas, le point d’attraction, n’est-il pas la cellule enterrée où serait né Lord Krishna, la cellule creusée sous la hautaine mosquée d’Aurangzeb et gardé par des soldats l’arme au poing et par des barbelés? Au bord de la vieille ville si je me souviens bien – il est donc important de maintenir que je ne veux ici que faire état de l’impression du voyageur, de ce voyageur que je suis et que je ne suis pas, composé de mémoire et d’imagination debout au-dessus du ghat).

note: La place Garibaldi autour de quoi se déploient comme les feuilles d’un trèfle l’avenue de la République et les quartiers populaires, le quartier du port, la vieille ville accrochée au rocher et les quartiers « modernes » d’outre-Paillon, la ville des étrangers, un trèfle à quatre feuilles, donc, au bout de cette longue tige que parcourt le tramway et que souligne aujourd’hui la « coulée verte ».

Le ghat donc, et la note d’hier soir interrompue. J’ai essayé, pour les raisons dites hier, d’écrire « quai » à la place de « ghat », parce que « ghat » évidemment, ça dit Inde, très précisément, et si on a un peu de lecture, on pense aux ghats de Bénarès. Sans parler de ce que « ghat » évoquera à ceux qui ont fait le voyage d’Inde. Il y a même un morceau où j’ai fait ça, où j’ai mis « quai » à la place de « ghat », je me demande même si ce morceau je ne l’ai pas déjà publié dans 0mnia (il faudra lorsque j’aurai fini ces 750 mots que j’y retourne jeter un coup d’œil). Le problème, c’est qu’un « ghat » n’est pas un quai. Pour ce que j’en sais les ghats sont des réalités spécifiquement indiennes, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs (ou sous l’influence directe de l’Inde) et qu’on retrouve dans toute l’Inde (je ne suis pas allé vérifier dans le sud mais comme le mot est d’étymologie dravidienne, semble-t-il…), c’est même un de ces traits qui tiennent l’Inde ensemble, qui font que l’Inde n’est pas seulement un continent, qu’elle est aussi un pays. Que sont les ghats? ce sont des degrés qui descendent jusqu’à l’eau. L’eau peut être celle d’un fleuve, d’un lac, de la mer (à vérifier) ou d’un bassin, ce sont des degrés, des gradins, assez semblables aux gradins des théâtres antiques, mais qui ont moins fonction de siège que d’escalier, fonction d’approche, et qui ne donnent pas sur une scène mais sur l’eau. De longs degrés qui descendent vers l’eau, en sorte qu’on puisse au bord de l’eau faire ses ablutions, se laver, laver son linge mais sur lesquels on peut aussi se reposer, ou faire ses dévotions, ou casser la croûte, ou faire ses exercices gymniques, tout cela en face de l’eau. « Quai » ne convient donc pas, où j’entends soit « embarcadère » soit plus souvent promenade le long de l’eau mais séparée du rivage par un muret ou une barrière basse. Je pense « Quai des États-Unis », presque Promenade des Anglais.

(Décidément, et c’est très étrange, Mathura, ces jours-ci, me ramène à Nice. C’est très étrange parce qu’à Mathura il n’y avait rien pour me faire songer à Nice.)

(à suivre)

Mémoire, Mathura (2/5)

27 avril 2015

Je n’ai pas dessiné le plan, je comptais le faire hier soir et puis minuit est passé sans que je l’aie vu arriver, et le sommeil a commencé à peser sur mes yeux et le souci aussi d’avoir à ne pas me réveiller trop tard ce lundi, ce lundi matin où il était bon que je prenne une douche.

Je n’ai pas dessiné de plan aussi vais-je essayer de faire un plan parlé, tant pis. L’hôtel… en d’autres circonstances, en d’autres lieux on parlerait plutôt de pension, de guesthouse, parce qu’il est de taille plutôt modeste et offre des services basiques, l’hôtel, donc est situé au bord de la rivière, au bord de la Yamuna, rivière sacrée, au bout, à l’extrémité méridionale (et comme la rivière est orientée pas tout à fait nord-sud mais plutôt nord-nord-ouest / sud-sud-est à l’extrémité sud-sud-est ou méridionalo-méridionalo-orientale) de la vieille ville. De là où on est, debout devant l’hôtel Agra, on peut avoir l’impression que la ville n’est pas très grande, que ses dimensions sont en gros (c’est-à-dire pas beaucoup plus) celles de sa vieille ville mais un tour sur Wikipedia m’apprend qu’aujourd’hui (soit tout de même dix-neuf années plus tard) la ville de Mathura compte quelque chose comme quatre cent quarante mille âmes, soit en gros la population de Nice. Et il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que sa vieille ville ait à peu près la dimension de la vieille ville de Nice mais l’impression cependant est toute différente: la vieille ville de Nice en fait comme le cœur, enveloppée et presque cachée par les nouveaux quartiers, ceux de l’ouest en particulier, invisible ou presque si on n’y arrive pas par la mer, et puis les nouveaux quartiers de Nice, ceux qui sont autour de la vieille ville, sont eux-mêmes assez anciens, datent du 19ème siècle, se sont constitués centre de la ville à leur tour (combien de touristes ne prennent-ils pas l’église néo-gothique toute blanche, une mini Notre-Dame dans le calcaire blanc caractéristique de Nice, pour la cathédrale de Nice, elle qui trône au bord de ce qui fut l’avenue de la gare, au milieu d’un quartier nouveau donc qui a dû son extension à l’arrivée du chemin de fer?). Rien de tel ici, pour ce que j’en ai vu les quartiers nouveaux sont récents, sans prétention urbanistique. Mais surtout, mais surtout (car je m’égare, je perds l’image) d’où on est là, au seuil de l’hôtel Agra, le regard droit sur la large rivière sacrée au-delà du ghat

Le ghat, une parenthèse sur « ghat ». En général j’essaie d’éviter les mots pittoresques, exotiques, je veux dire les mots qui charrient des images, un lieu, un climat, un imaginaire (ou si je le fais, c’est avec une intention maligne, de mettre le mot en contraste avec un texte qui n’a aucune intention, qui n’est mû par aucune intention de véracité, de couleur locale, de réalisme, qui ne se préoccupe pas de rendre compte de ce qui serait la réalité, un intention symétrique en quelque sorte de celle qui me fait supprimer tout nom propre – ou le remplacer par un nom de fantaisie – dans d’autres textes. Le but est alors de rendre compte du lieu sans me servir de mot »s, de noms qui porteraient en eux-mêmes les éléments descriptifs, je ne veux devoir l’évocation qu’à mes mots à moi. Dans le second cas, ce qui motive le texte, c’est le contraste entre une description purement imaginaire et l’appel à la réalité des lieux que charrie le nom, ce que j’attends, disons, c’est que le lecteur se trouve interloqué de voir le texte lui-même moins évocateur que ce que le nom a ramené à sa mémoire. Je pense ici aux Impressions d’Afrique de Raymond Roussel, c’est un effet un peu comme ça. Mais fermons la parenthèse:) (non, je dois la rouvrir à cause d’un scrupule: ce que je dis là ne vaut que pour mes écrits à prétention – oh, pas bien prétentieuse la prétention, assez modeste au fond, et toute personnelle, peu revendicative de reconnaissance – littéraire. Lorsque je prends des notes de voyage, par exemple, ce sont bien les noms propres que j’utilise en même temps que les descriptions se veulent fidèles et évocatrices mais lorsque je reviens ensuite sur ces notes pour en faire quelque chose de « littéraire », il m’est habituel de retirer les noms, sans beaucoup de succès, je dois l’avouer, je veux dire sans que le texte qui en résulte soit très satisfaisant, il semble plutôt comme un métis bizarre et infécond, un mulet. Une autre coquetterie alors, mais c’est plutôt du passé, et ça vaut surtout pour les voyages en Europe, est d’utiliser plutôt la forme française que, à l’inverse de ce que font la plupart des écrivains contemporains, la forme originale, je veux dire dans la langue du pays. Toujours pour la même raison. Parce que la langue étrangère, l’italien par exemple (et c’est surtout d’Italie qu’il s’agit ici), ramène d’elle-même trop d’imaginaire, que c’est trop facile. N’est-ce pas: si j’écris « Firenze », je n’ai pas grand chose à faire d’autre, la forme italienne va vous rappeler tout de suite et d’abord la gare ou les panneaux d’autoroutes, je n’ai plus qu’à laisser, ensuite, opérer votre mémoire, déposer quelques morceaux de narration de quoi donner à votre imagination le temps de s’étaler, et puis émailler de via dei Bardi, Oltr’Arno, etc. pour raccrocher par points de capiton votre mémoire de femme ou d’homme cultivé qui a vu Florence.

Bon, je ne fermerai pas la parenthèse, c’était ce soir vraiment n’importe quoi parce qu’il était urgent que les 750 mots soient déposés: je dois rentrer, c’est lundi soir, c’est Games of Thrones!

(à suivre)

Mémoire, Mathura (1/5)

26 avril 2015

(C’est souvent ainsi: je commence à écrire, avec une fin. Quelque chose à dire mais qui viendra à la fin, qui devrait venir à la fin. Et puis j’ai un début, je me donne un début et je pars là-dessus, et le chemin s’allonge, s’allonge, parfois se détourne, s’épuise en ses détours, Parfois se détourne définitivement, a perdu le sens de son aller, c’est assez rare cependant, la plupart du temps revient ou pourrait revenir mais s’allonge surtout et s’épuise en ses détours, épuise mon énergie, épuise mon désir, ma patience – car n’est-ce pas ainsi que je suis: patient, passif, attentif à ce qui se passe en moi: car, il est vrai, c’est sous la dictée que j’écris, je n’écris pas ce que je veux écrire, j’écris ce qui se donne à écrire, j’écris ce que ça dicte. Et ainsi j’arrête avant la fin. Je suis parti pour écrire un petit paragraphe ou deux, ou un long paragraphe mais les deux, trois petits paragraphes ou le long paragraphe, 750 mots ou plus 1, est loin d’avoir épuisé la matière. La fin est toujours là-bas, en vue, mais elle est si loin, un peu brouillée même, par la distance, que le courage me faut, que le courage, ou le temps qu’il me faut me manque. Alors je laisse l’élan suspendu, l’élan ou l’entreprise et parfois clos par un « à suivre » tout de velléité. C’est cela, autant que des circonstances psychologiques ou métaphysiques, autant, pas forcément plus, qui est à la base de ce que B., sévère ou exaspérée, appelait « périphérique ».) 

(…)

L’hôtel Agra est situé au sud de la vieille ville. Il donne sur Bangali (ou Bengali) ghat, le premier ghat de ce côté-ci, sud. E. a laissé un post-it dans le Lonely Planet que j’ai consulté à nouveau hier, où elle note que sa chambre était au rez-de-chaussée du côté de la rue et que, en conséquence, elle était bruyante. Elle ne parle pas de la vue sur le ghat, ce qui me fait dire qu’elle devait être sur le côté de la construction, contre la rue par laquelle je suis arrivé. Elle dit aussi que le confort y était basique mais suffisant et qu’elle était propre, que la famille qui tenait l’hôtel était aimable ou cordiale, ce qui correspond à mon souvenir même si je lis dans mon journal que j’avais eu droit à mon arrivée à un accueil « rogue ».

(J’écris debout, sur l’iPad, et du coup les conditions sont toutes différentes, j’écris moins vite, il me semble, et surtout je m’interromps plus facilement, non pas pour aller ailleurs sur le web mais pour m’éloigner de l’écran – et du clavier – de deux ou trois pas, me mettre devant la fenêtre, pour réfléchir, chercher une tournure, du coup je ne peux pas dire, comme tout à l’heure, que je suis passif, que ça écrit en moi.)

En tous cas ma chambre n’était pas sur la rue, et elle ne donnait pas sur le ghat. Elle était à l’étage et donnait sur une deuxième cour, couverte je crois. J’ai failli faire un plan l’autre jour, parce que j’ai en tête un dessin assez clair mais qui ne correspond pas aux indications que je donne dans mon journal de voyage. Dans mon journal je parle d’un portique mais je ne sais pas (plus) ce que j’ai voulu dire par là, je n’ai pas d’image.

(à suivre)

1. J’ai découvert 750Words.com en janvier 2012. Depuis je l’utilise irrégulièrement (dans les deux sens du termes: avec plus ou moins de régularité et en en respectant plus ou moins scrupuleusement les règles); Sur le site on lira l’idée qu’il y a derrière ce site (Paul Valéry avait posé une idée analogue). Disons pour faire bref que c’est un outil pour inciter à la discipline d’écrire 750 mots quotidiennement, et plutôt d’un seul jet. (2023.03.21)